entretien • interview

The Affairs 週刊編集 n° 34, Taïwan, 28 avril 2020

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Quand et comment avez-vous commencé à travailler en tant qu’artiste visuel ? Est-ce qu’il y a eu un tournant ou une motivation spécifiques pour ce choix de carrière ?

Jusqu’à mes 18 ans, j’ai envisagé de devenir dessinateur de bandes-dessinées. J’ai découvert les auteurs et dessinateurs pour adultes très tôt, notamment grâce au magazine (À SUIVRE). Blutch, Moebius, Frédéric Rébéna, Milo Manara, Nicolas De Crécy, F'murr, José Muñoz… J’étais vraiment fasciné par la force de ces univers graphiques. J’avais donc envie de faire de la bande-dessinée, mais je n’avais aucune histoire à raconter ! Les institutions ayant des départements spécialisés m’attiraient, mais elles se trouvaient loin de chez moi et je n’avais pas envie de m’éloigner de mes proches. J’ai donc passé le concours d’entrée aux Beaux-Arts de Valence, comme mon frère l’avait fait auparavant, et comme ma sœur l’a fait ensuite. L’enseignement était orienté sur l’art contemporain, mais je savais que cette école n’avait pas abandonné un certain apprentissage du dessin. Là, j’ai dû oublier tous mes petits acquis : plus de crayonné pour ensuite passer à l’encrage, le premier geste devait être assumé. Dans une telle école, la bande-dessiné et les illustrations (ainsi que beaucoup d’autres pratiques jugées non sérieuses) étaient totalement dénigrées par la plupart des professeurs ; j’ai dû me débarrasser de beaucoup d’habitudes. Mes envies ont alors évolué, des perspectives se sont ouvertes. Pendant ces 2 années, j’ai travaillé sur divers médiums, mais j’ai surtout pratiqué la peinture à l’huile, d’après des photographies.

Puis, je me suis improvisé graphiste quand mes groupes de musique ont eu besoin de visuels. Nous n’avions pas vraiment les moyens de faire travailler des professionnels, j’avais quelques idées et ai donc dû vaincre ma phobie des ordinateurs et consacrer de très nombreuses heures à l’apprentissage des logiciels. Ensuite, des amis ont fait appel à mes services, puis des amis d’amis et ainsi de suite. J’ai réintégré le dessin à certains de mes travaux graphiques en 2013, après avoir lu à mon tout jeune neveu un livre illustré par Marie Caudry.

Après avoir consacré 2 années à l’étude de l’art, vous avez intégré une école de jazz. Qu’est-ce qui vous a fait basculer vers l’étude de la musique ?

En juillet 1998, j’ai passé 2 semaines en Bosnie-Herzégovine, à l’occasion d’un festival organisé par de jeunes français. Avec le groupe de musique La Petite Compagnie, nous avons alors beaucoup joué à Mostar et ses alentours, dans la ville récemment dévastée par le conflit armé, dans un camp de réfugiés, dans un orphelinat... Cela a été une expérience très marquante, je n’avais jamais vraiment quitté mes petites zones de confort. Après cela, la perspective de retourner aux Beaux-Arts et celle de la solitude de l’atelier ne m’enthousiasmaient guère. Je ressentais le besoin de faire des choses collectivement, avec des amis, d’affirmer quelque chose sans avoir à tout intellectualiser, de prendre la route et de rencontrer de nouvelles personnes. Avec ce groupe de musique, si nous voulions partager le fruit de notre travail, nous n’avions qu’à nous rendre dans la rue. Pas de salle de concert ou d’exposition à trouver, pas besoin d’intermédiaire, de validation ou d’autorisation.

Il n’y a pratiquement aucun musicien pratiquant la guitare préparée à Taïwan. Présentez votre style de musique à nos lecteurs taïwanais, ainsi que vos méthodes et idées créatives.

Je n’ai pas vraiment joué de guitare préparée ces dernières années. Suivant les contextes musicaux , j’ai pu utiliser la guitare de façons très différentes : électrique ou acoustique, préparée ou non, posée sur une table ou tenue de façon plus traditionnelle, avec ou sans pédales d’effet. Dernièrement, j’ai surtout improvisé avec des musiciens de passage, lors de concerts que j’organise dans mon village. La plupart du temps, nous ne parlons pas de ce que nous allons jouer et nos premiers échanges musicaux se font en public. Tout se joue dans le son et sur les dynamiques, l’harmonie et le rythme ne sont pas trop au rendez-vous. En parallèle, j’évolue au sein du Grand Chahut Collectif. Nous avons monté ce collectif avec des amis en 2002, avec l’envie de ne rien s’interdire. Cela m'a permis de multiplier les expériences : improvisation libre ou dirigée, ensemble avec gamelan balinais, solo à la guitare électrique, trio à cordes acoustique, musique sur des films de Buster Keaton et Charlie Chaplin, musiques populaires à danser, spectacle autour de l’incendie de 1986 à Tchernobyl, collaboration avec un électroacousticien autour de la thématique de la précarité… Actuellement, je participe à un duo d’improvisation dans lequel je joue surtout avec des objets et j’ai relancé un projet de relecture de certaines musiques traditionnelles afghanes. Les approches sont donc très diverses et les esthétiques éclatées. Mes compositions sont plutôt orientées sur des mélodies, avec des jeux de rythmes impairs et de légères dissonances.

Le style et les méthodes et idées créatives de votre musique, est-ce qu’ils partagent des ressemblances avec vos illustrations ? En tant que musicien et également en tant qu’artiste visuel, est-ce que votre musique et vos illustrations s’influencent ?

Je ne me suis jamais vraiment posé ces questions. La musique que je peux pratiquer est parfois très radicale et doit sembler inaccessible à beaucoup de gens. Mes illustrations sont des travaux de commande, elles sont parfois affichées dans l’espace public et la plupart du temps je fais au mieux pour qu’elles puissent plaire à des enfants, même si elles ne leur sont pas destinées. Je ne peux donc pas me permettre certaines choses et parfois l’idée ou la version retenue par le client ne me satisfait pas. Il y a forcément des consensus. J’apprécie certaines contraintes et règles, mais dans la musique je dois me sentir totalement libre et je ne veux pas penser en termes d’efficacité ou de lisibilité. Pour moi, ce sont 2 terrains assez distincts : ces illustrations servent à la communication d’évènements ou à emballer des produits. Elles appartiennent donc au domaine « créatif », pas vraiment à celui de l’art. C’est un constat, pas un jugement de valeur.

Est-ce que vous cherchez l’inspiration musicale dans les arts visuels, et vice et versa ?

Une idée peut venir de n’importe où, surtout de choses qui ne sont pas liées aux pratiques artistiques.

Partagez avec nous le processus de création d’un visuel.

Mon processus créatif est toujours un peu différent, je n’ai pas de recettes pré-établies. Pour répondre à des commandes, il faut déjà que je cerne le sujet, ou du moins que je me délimite un champ des possibles. Ensuite, j’essaie de me mettre d’accord avec le client sur la technique qui sera utilisée en priorité : dessin, collage, photographie, typographie… Pour réaliser les illustrations, j’utilise beaucoup d’images libres de droits, glanées sur internet ou dans des livres, parfois mes propres photographies : à partir de ce stock je procède à des collages numériques pour créer des compositions que je dessine ensuite.

À votre avis, qu’est-ce qui est le plus important pour une pochette de disque ? Dans quelles mesures est-ce différent des autres travaux de design graphique ?

Les visuels d’albums sont très souvent déclinés sous diverses formes : CD, vinyles, affiches plus ou moins grandes… Il me semble que le plus important est de proposer des visuels qui peuvent fonctionner et avoir un impact sur un écran de smartphone ou une affiche de très grand format. Je n’ai pas de grandes théories sur ce sujet, je suis totalement autodidacte dans le domaine du graphisme, je tâtonne instinctivement, sans culture spécifique. Quelques amis graphistes expérimentés ont pu néanmoins me donner des conseils avisés qui m’ont marqué.

Si vous aviez à choisir entre la musique et les arts visuels, quelle carrière choisiriez-vous et pourquoi ?

Pendant de nombreuses années, j’ai eu beaucoup de mal à me faire à l’idée que je pouvais difficilement vivre de la musique. Je n’avais aucunement envie de faire des consensus, de devoir jouer au sein de projets qui ne m’intéressent pas vraiment, seulement dans la perspective de gagner de l’argent. J’ai commencé à développer mon activité de graphiste car je pouvais l’exercer assez librement, sans horaires fixes. Cela me permettait de continuer à assurer les répétitions et concerts. Aujourd’hui, j’aimerais avoir plus de temps pour pratiquer la musique mais je ne suis pas nostalgique. Et je crois que je n’ai vraiment plus envie de passer trop de temps sur la route. Je ne pense pas en termes de carrière, c’est une notion que je trouve vulgaire, je fais juste au mieux pour me sentir libre. Actuellement, j’ai la chance de recevoir des commandes rémunérées dans le domaine du graphisme, cela sans aucune démarche de ma part. Si un jour je ne reçois plus de commandes, j’irais voir ailleurs, je n’ai pas de plan.

Quel est le plus grand obstacle à vos activités créatives ?

Assurément le manque de temps !

Que faites-vous habituellement quand vous n’êtes pas en train de créer quelque chose ?

Je passe vraiment trop de temps devant des écrans ; mon travail de graphiste m’occupe énormément et en plus de cela je regarde beaucoup de films. Alors pour fuir le tout-numérique et la frénésie du trop-plein d'informations, je pars au bord de la rivière avec un livre ou je cuisine, toujours sans recette. Là, j’aimerais sortir pour semer des haricots et apprendre à tailler les arbres fruitiers.

Sur quoi envisagez-vous de travailler dans le futur ?

Dans le domaine du graphisme, j’ai envie de faire évoluer ma pratique et de travailler pour d’autres domaines, notamment celui du cinéma. En plus de cela, diverses envies me traversent l’esprit depuis plus ou moins longtemps, comme par exemple enregistrer un disque autour de mes compositions, avec une orchestration différente pour chaque morceau. J'aimerais également illustrer des histoires pour enfants et concevoir une fresque à l’esthétique conjuguant nature foisonnante et clins d’œil aux œuvres de Pieter Brueghel et Jérôme Bosch. J'ai aussi en idée un livre où se confronteraient dessins et courtes phrases liées à mes expériences personnelles, sans oublier mes envies de construire des machines musicales. J’ai aussi à repenser la prochaine édition d’un festival qui devait avoir lieu ce printemps mais qui a du être reporté à l'an prochain à cause de la situation sanitaire actuelle. Pour cette occasion, j'imagine provoquer des rencontres artistiques incongrues qui feraient parfois intervenir le public. J’essaie simplement de ne pas tourner en rond.

Quels conseils donneriez-vous à de jeunes créatifs inspirés par votre travail et qui voudraient faire la même chose que vous ?

Je me sens très mal placé pour donner des conseils, je manque cruellement de méthodes et n’ai aucun manifeste à rédiger. Il me semble néanmoins très important de s’affranchir de certaines influences et de ne pas trop tenir compte de l’avis d’autrui. Sinon, j’emprunte volontiers ces mots attribués à Samuel Beckett : « Dance first, think later. It's the natural order ».

Pour finir, est-ce qu’il y a quelque chose que j’ai oublié de mentionner et que vous aimeriez partager avec nous ?

Et bien juste que je suis flatté d’avoir suscité l’attention de votre journal et que j’espère que certains de vos lecteurs auront pris du plaisir à regarder mes images !

photo © Chen Xiaowei